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Les Meubles
du Pays de Rennes
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Fronton d'armoire de François Allory - Collection personnelle
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La
dynastie des Croizé de Pacé
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Il
n'est que justice de commencer par évoquer les Croizé,
véritable dynastie qui compte en effet au
moins quatre générations de menuisiers, dont plusieurs
sculpteurs de grand talent à la célébrité
amplement justifiée. L'achat par le Musée de Bretagne
d'une somptueuse armoire de 1824 signée Croizé
aura
été à
l'origine des travaux de l'ancien conservateur du musée de Bretagne Jean-Yves Veillard. Travaux fort
précieux qui ont permis de mieux connaître cette lignée
de menuisiers, d'établir sa généalogie et de
relever les lieux où ils s'installèrent.

Charles I Croizé
Le fondateur, le premier dont nous savons avec certitude
qu'il était menuisier, est Charles Croizé.
Né en 1746 à Pacé, il épousa Angélique
Allory en première noce et s'établit à l'Hermitage
puis à Saint-Gilles jusqu'à sa mort en 1814.
Attachons-nous
tout d'abord à reproduire les rares modèles connus signés
Charles Croizé ainsi que les signatures.
A noter une signature répertoriée dans "Les
beaux meubles rustiques du Vieux Pays de Rennes" du Docteur Jambon : "FAIT
PAR CHARLES CROIZE L'AN 1801 ou L'AN X de la REPUBLIQUE". Nous avons fait en 2024 l'acquisition de cette armoire que nous considérons comme la plus exceptionnelle armoire de Charles Croizé.
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"FAIT
PAR MOI CHARLES CROIZÉ
CE 12 JANVIER 1798"
Mobilier du Pays de Rennes-Musées
de Rennes
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"FAIT
PAR MOI CHARLES CROIZÉ
EN 1800"
SVV Rennes
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"FAIT
PAR MOI CHARLES CROIZÉ
CE 18 GERMINAL DE L'AN VIII"
Soit
le 8 avril 1800
Collection privée
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"PAR CHARLES CROIZÉ L'AN 1801
OU L'AN DIX DE LA REP"
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel |
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"FAIT
PAR MOI CHARLES CROIZÉ
CE 3 AOUST 1802"
Le Mobilier Breton-Ch.Massin |
"FAIT
PAR MOI CHARLES CROIZÉ
CE 3 JANVIER L'AN 1803"
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel |
"FAIT P. C. C.ZÉ
EN L'AN 1805 CE 18 OCTOBRE "
Mobilier du Pays de Rennes-Cliché
Musées de Rennes
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Ces
pièces sont toutes d'une très grande qualité, les
bois superbes avec un emploi majeur du merisier utilisé en larges
et épaisses sections, les assemblages parfaits. Le sculpteur
fait preuve d'une très grande maîtrise technique, le tracé
est sûr, partout souple et bien enlevé, la sculpture purement exceptionnelle,
à la fois délicatement ciselée et parfaitement
dégagée. Ce qui ne cesse d'étonner, considérant un panneau d'armoire de Charles Croizé, c'est qu'il nous paraît que le sculpteur vient de l'exécuter, alors même qu'il a plus de deux siècles. Son travail a le rendu d'une ciselure sur bronze. C'est pourquoi nous le considérons comme le sculpteur (de mobilier) breton le plus doué de sa génération.
Il
est intéressant de suivre l'évolution stylistique à
travers ces exemples connus de Charles Croizé, nous n'oublierons
pas qu'il s'agit d'un mobilier de province présentant un important
décalage avec le style en vogue dans la capitale.
L'armoire
de 1798 est encore d'un style de transition entre forme Louis XIV et Louis XV,
tandis que nous voyons bien que comparativement à l'armoire rennaise du milieu du XVIIIe
(photographiée ci-dessus en illustration de la corniche à double
cintre), les montants se sont arrondis, les pieds se sont galbés.
Le décor "à la Bérain", encore maintenu dans le cadre
rigoureux des trois panneaux droits, est déjà en partie
naturaliste.
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Hormis
une autre armoire connue, également datée 1805, ces sept armoires
semblent bien être les seules portant la signature de Charles
Croizé répertoriée à ce jour et il ne paraît pas davantage
exister d'autres exemplaires non signés ressemblant à
celles-ci et qui pourraient lui être attribuées, ce qui
laisse à penser que Charles Croizé a
probablement signé toute sa production et aussi, bien entendu,
que quelques autres armoires demeurent encore à découvrir.
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Deux autres armoires, datées 1806 et 1810, semblent marquer le travail d'une période de transition entre la première et la seconde génération Croizé, déjà engagée avec l'armoire de 1805. Elles ne portent plus la mention du prénom tandis que les dates "en 8" font leur apparition et il semble qu'une nouvelle signature s'ébauche : C. CZE - C.ZE - CR.ZE pour en arriver à CROIZE. Il faut noter qu'en 1805, Charles Croizé, deuxième du nom, atteint l'âge de 30 ans, ce qui représente à cette époque l'âge de pleine maturité de l'artisan (nous avons remarqué que beaucoup de sculpteurs ont produit leurs plus beaux chefs-d'oeuvre à cet âge). S'il nous semble bien reconnaître (tout au moins pour celle de 1810) une sculpture de la main de Charles Croizé I,
ces deux modèles marquent la toute première apparition du décor à la coquille allongée, élément visible au centre de la traverse haute.A noter la signature d'un buffet deux corps de cette période reproduit plus bas : Fait le 8 Janvier 1806 P : C.ze.
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"FAIT
LE 8 OCTOBRE 1806
PAR CROIZÉ"
Collection privée |
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"FAITE
LE 18 OCTOBRE 1810
PAR CR.ZÉ A PACE"
Collection privée
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Charles II Croizé
Il n'est pas simple d'identifier les œuvres de la descendance de Charles Croizé car il a été le seul à avoir signé du nom et du prénom.
Ainsi l'armoire de
1824 du Musée de Bretagne est demeurée
sans attribution.
Nous savons cependant que deux enfants sont nés
de l'union de Charles Croizé et d'Angélique Allory. Sur
le cadet, Julien-Désiré, nous avons peu de renseignements
et le fait qu'il fût aussi menuisier n'a pas encore été
établi. Le fils aîné, Jean-Charles Croizé,
nous est beaucoup mieux connu. Nous savons qu'il est
né en 1775, qu'il s'est installé à Pacé
et que ses quatre fils seront à leur tour menuisiers, mais citons
plutôt Jean-Yves Veillard :
" En 1836, Jean-Charles Croizé est établi
au bourg de Pacé; il est dans sa soixantième année.
Trois de ses fils - du second au quatrième - travaillent avec
lui; à cela, il faut ajouter un jeune ouvrier de seize ans; soit
un atelier de cinq personnes. L'aîné de ses fils, Julien-Charles,
est aussi implanté au bourg et emploie deux ouvriers. Cinq ans
plus tard, la taille du premier atelier s'est légèrement
modifiée. A la place du jeune ouvrier de seize ans, ce sont deux
compagnons de vingt-cinq ans. A plus de soixante-cinq ans, Jean-Charles
Croizé reste le patron et, en dehors de l'aîné,
aucun des trois autres qui ont entre vingt-trois et trente ans, n'a
cherché à s'établir à son compte. En 1846,
(Jean-) Charles Croizé est toujours recensé comme menuisier
(il a soixante douze ans) et a gardé avec lui son plus jeune
fils. "
Tous
ces éléments (longévité professionnelle
- succession nombreuse - taille de l'atelier - formation de compagnons)
semblent bien attester que Jean-Charles Croizé est un maître sculpteur
important, et il pourrait bien être celui
des Croizé qui
a le plus contribué à la renommée de cette dynastie.
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Nous
avons relevé, sur un certain nombre de très belles armoires,
toutes
parées de motifs décoratifs récurrents,
des signatures avec les mêmes singularités : en
premier lieu les caractères du nom Croizé y sont souvent gravés
de la même manière,
comme on peut le voir sur ce cliché - les deux
dernières lettres presque toujours plus petites. Mais
ce n'est pas tout, il existe entre ces signatures une seconde
similitude tout aussi troublante. |
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"FAIT
DU 18 AOÛT 1813"
PAR CROIZÉ"
Collection Musée des
Arts et Traditions Populaires-MuCEM |
"FAIT
DU 18 OCTOBRE 1813"
PAR CROIZÉ"
Collection Privée |
"FAIT
DU 18 AVRIL 1814"
PAR CROIZÉ"
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel |
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"FAIT
DU 28 AOÛT 1814"
PAR CROIZÉ"
Collection privée |
"FAIT
DU 28 OCTOBRE 1814"
PAR CROIZÉ"
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel |
ARMOIRE CROIZÉ VERS 1820-25
SIGNATURE ET DATE EFFACEES
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel
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ARMOIRE CROIZÉ VERS 1820-25
SIGNATURE ET DATE EFFACEES
Ludlow Antiques Auctions Ltd
Cliché Gazette anglaise |
"FAIT
DU 28 MAI 1824"
ANNO DOMINE PAR CROIZÉ"
Exposée par les Musées
de Rennes
Cliché Menuisiers et mobilier
du pays de Rennes |
"FAIT
DU 28 MAI 1825
PAR CROIZÉ"
Collection Antiquités
Philippe Glédel |
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Armoire de gauche :
Le cartouche en partie centrale des traverses est un des éléments déterminant dans l'attribution. Celui de la traverse haute demeure le même mais on voit celui de la traverse basse évoluer chez J. C. Croizé au fil des années, et nous observons sur cette armoire un motif quasi semblable à celui des modèles de 1824 et 1825, ce qui vient encore confirmer notre attribution (en dépit de la typographie différente évoquée ci-après).
Armoire de droite :
Modèle avec une rare signature, et dont l'auteur Pierre-Jean-Marie Croizé (né en 1743) ne peut être que le frère ainé de Charles Croizé (soit l'oncle de Jean-Charles Croizé). Il est visible que Pierre Croizé ne possède pas les dons de son cadet. Signalons également l'existence de deux autres
armoires (reproduites ci-après) signées du même prénom, datées 1834 et 1851 (que nous attribuerons cette fois au second fils de Jean-Charles Croizé : Pierre-Jean Croizé, né en 1811). |
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"FAIT
DU 28 MARS 1826"
PAR CROIZÉ"
Hôtel des ventes de Poitiers
Cliché catalogue de vente |
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"FAIT
POUR J.B. COUDE ET T. DUNOTSON
EPOUSE
L'AN 1810
PAR MOI PIERRE CROIZÉ"
S.V.de Rennes
Cliché catalogue de vente |
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En
effet, outre la typographie de la signature on observe tout d'abord que les trois plus anciennes
sont datées du 18, tandis que toutes les autres armoires sont datées du 28 du
mois. Sachant que leur fabrication nécessite au moins un mois
de travail et même bien davantage pour certaines d'entre elles, cette précision du jour, récurrente
chez J.-C. Croizé, et l'on ne rencontre que très fortuitement
chez ses collègues, n’est sûrement pas le fruit du
hasard. On peut certes penser à une date de livraison de son travail établie tel un rituel, ou bien plutôt que Jean-Charles Croizé a glissé là
un indice, une marque destinée à ces contemporains, voire même à
la postérité ?
On remarque que les armoires les plus anciennes
sur lesquelles sont reproduites cette signature CROIZE sont datées à partir de de
1813-1814. Charles Croizé père étant décédé en 1814, 1813 pourrait raisonnablement correspondre à la période
où le fils aîné prend véritablement la succession de l’atelier
et l’on peut penser que les armoires datées
du 18 puissent être les
premières armoires fabriquées par Jean-Charles à son compte. A partir d'août 1814 elles seront donc toutes datées du 28. On
peut par ailleurs constater que la moins ancienne est datée de 1826.
En tenant pour admis que ces armoires ont bien un seul et même
auteur (notons toutefois que les deux splendides armoires de 1824 et 1825 posent encore question, car elles n'ont pas la même graphie à deux tailles du nom Croizé, mais en ayant bien toutefois comme on le voit la mention du 28 du mois et un travail du ciseau parfaitement conforme) tout indique qu'il s'agit bien de Jean-Charles Croizé.
Rappelons, par probité, l'existence d'un cousin du nom de Charles-Pierre
Croizé, dont nous connaissons que la date de décès,
en 1840. Mais ce dernier était menuisier à Rennes où
la fabrication d'armoire double cintre n'a jamais été établie,
et nous ne le mettrons pas en ballottage avec le propre fils de Charles
Croizé, possédant sans doute de surcroît le plus
grand atelier de Pacé, village réputé comme le
centre principal de fabrication de ce mobilier, à tel point que
pour paraphraser Gwénaël
Baron,
nous ne devrions pas dire le mobilier rennais mais le mobilier de Pacé. Demeure toutefois l'existence d'un jeune frère prénommé Julien (et l'existence d'une certaine renommée associée à cet autre prénom au sein de la famille Croizé) dont nous savons encore peu de choses hormis sa date de naissance,
1798, qui refute toute possibilité de le désigner comme l'auteur de ces armoires (excepté certes à partir de 1824... Mais de là à utiliser le même signe de reconnaissance que son frère -le fameux 28- ceci nous semble suffisamment improbable pour l'écarter). D'ailleurs cette renommée pourrait fort bien être celle du propre fils aîné de Jean-Charles Croizé, également prénommé Julien, qui fut le seul fils à fonder son propre atelier avant 1840, mais qui, né seulement en 1809, ne peut absolument pas davantage être l'auteur de ces deux chefs-d'oeuvre de 1824 et 1825.
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Ces
armoires sont toutes superbes, dans un style Louis XV des plus pur
et des
plus gracieux, et bien entendu, s'agissant de meubles fabriqués à la demande (nous pouvons dire de commande puisqu'il s'agit chaque fois d'armoires de mariage) ornées en fonction de la richesse du commanditaire mais aussi certainement de la prospérité du moment. La
somptueuse armoire de 1824, acquise par le Musée de
Rennes,
est sans doute la plus exceptionnelle armoire rennaise connue, et à
ce titre elle peut figurer parmi les plus belles armoires régionales
de France, osons-le dire au risque d'être taxé
de chauvinisme. Rivalise de beauté avec elle une armoire de 1825, inventoriée par les Musées de Rennes, dont nous ferons l'acquisition en 2025.
Si nous
nous attachons à mieux observer le travail de la sculpture,
il apparaît que le répertoire ornemental, bien que très
riche et varié, possède de nombreux points communs.
Bornons-nous à en relever quelques-uns parmi les plus marquants :
- Les ressemblances entre les traverses hautes et en particulier le
motif central.
Il s’agit d’une coquille allongée, inspirée
du style Régence et tout à fait inédite à
cette date mais que l’on retrouvera employée par des
sculpteurs de la génération suivante (L.Boutin–J.Gérard…).
Jean-Charles Croizé paraît bien en être l’inventeur
et Joseph Gérard, pour ne citer que lui, fut d'abord apprenti
chez les Croizé avant de se mettre à son compte dans
le village du Rheu.
- A la différence de Charles I Croizé, qui ornait l'amortissement
de la porte d'une coquille, son fils sculpte un motif fait de larges
fleurs disposées en couronne.
- Tous les dormants de ces armoires ont en commun la même coquille
sculptée au sommet.
On
remarque aussi le soin accordé au pied, qu'il soit dessiné
en volutes ou plus tard en un gracieux sabot de biche reconnaissable
entre tous. Tous ces éléments permettent d'attribuer
à Jean-Charles Croizé la réalisation de la superbe
armoire à la date et signature effacée de nos anciennes collections, tout comme les armoires de 1824 et 1825 que nous considérons comme parmi les plus exceptionnelles armoires rennaises jamais réalisées.
On y retrouve le somptueux fronton qui coiffe l'armoire de 1824, un
modèle très particulier que nous appellerons à
galerie, et dont nous pensions lui attribuer la paternité jusqu'à la découverte de la formidable armoire de 1801 réalisée par son père. Cependant Jean-Charles
Croizé, bien plus qu'un simple sculpteur, est lui aussi un inventeur, et
qui aura d'ailleurs de nombreux disciples. C'est un peu le Pierre
Hache du mobilier rennais. Pourquoi
n’a t-il pas tout simplement signé de son nom et prénom
en toutes lettres comme c'est l'usage en pays de Rennes? Nous pouvons
émettre plusieurs hypothèses :
Il
est plus que probable, au sein de ce milieu rural du début du
XIXe siècle où l’usage est de donner le nom
de baptême du père à l’aîné des
enfants était tenace (quoi de mieux pour illustrer cette tradition
séculaire que cette petite anecdote, qui ne date pourtant que
des années 1930 : Fernand et Jeanne eurent trois enfants. Le
premier, une fille, on l’appela Fernande, puis une autre fille
que l’on appela Jeanne bien évidemment, mais le troisième
enfant fût un garçon, à la grande joie de ce couple
d’agriculteurs qui ne se démonta pas et décida de
l’appeler Fernand), et où les gens de cette époque n’aimait pas
voir les habitudes bousculées, que Jean-Charles se faisait
en tous cas certainement appeler Charles. Nous avions d'ailleurs noté que tant Gwénaël Baron que Jean-Yves Veillard écrivent "(Jean) Charles Croizé" et nous lirons beaucoup plus tard une petite note dans l'ouvrage de Baron et Clarke : "1- Prénommé Jean-Charles à sa naissance, mais connu ensuite dans les sources documentaires sous le seul prénom de Charles". De là sans doute,
soit par respect pour son père ou par soucis de se distinguer
ou encore les deux à la fois, l’idée d’adopter
cette signature atypique.
Il est sans doute aussi un autre aspect qu’il faut envisager :
à cette époque, les sculpteurs avaient une grande réputation.
Voici ce que nous apprend le Dr Jambon :
" Quelques-uns de ces artisans jouissaient d’un prestige
énorme dans leur région. Au début, on prêtait
à leur talent une origine surnaturelle, voire même diabolique.
Bien mieux, comme les rebouteurs d’aujourd’hui *, ils jouissaient
d’un
« don » qu’ils pouvaient transmettre à leur
descendants "
* Nous devons nous replacer dans le contexte des années 1930.
Le Dr Jambon poursuivait son récit en rapportant l'histoire d’un
sculpteur célèbre du nom de Maladri qui "portait
dans sa poche une tabatière remplie de « petits diables
» qui, lorsqu’il les faisait travailler, exécutaient
de véritables chefs-d’œuvre avec une rapidité
incroyable" ... "nous avons eu la bonne fortune de
voir une gaine d’horloge qui portait l’inscription suivante
: P. MALADRI DE NUIT DU 13 O 14 AOUT
1810. C’était loin d’être un pur chef-d’œuvre".
Jean-Charles Croizé, ou Charles II Croizé, comme nous
pourrions le nommer, n'aurait-il pas tout simplement signé ainsi
par jeu, pour le simple plaisir de l'énigme.
Et puisqu'il est question d'énigme, il en est justement une posée
par la signature d'un magnifique lit carrosse à deux étages photographié dans
le livre du Dr Jambon et qui déconcerte visiblement
Gwénaël Baron et Alison Clarke qui le
reproduisent dans leur ouvrage. Nous avons vite été convaincu qu'il s'agissait d'un cryptogramme.
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Ce
lit est gravé d'une suite de lettres et de chiffres :
c 9 4 3 z 2
1831
Les auteurs émettent une hypothèse: doit-on y voir un
accident typographique ? et s'interrogent : " doit-on lire Croizé
? "
En
effet, ce lit a bien la qualité des plus beaux meubles
fabriqués
à
Pacé
et le registre ornemental de sa sculpture est au plus près du travail des Croizé, sans compter que ce nom paraît être le seul possible
dans la liste des
sculpteurs connus.
Enfin, il provient de l'ancien manoir du Grand-Champeaux, situé tout près de Pacé,
et
dont
nous
savons (pour être intervenu dans la succession familiale) qu'il était meublé d'armoires signées par les
Croizé.
Et
il existe une autre hypothèse
:
Ne s'agirait-il pas d'un rébus ?
Il y a trois voyelles dans le nom Croizé : O I et E,
qui sont respectivement la 4èm, 3èm et 2èm voyelle.
Pour le chiffre 9,
le R est la 9èm lettre de l'alphabet inversé.
La réponse est donc :
c r
o i z é
1831 |
Signature du lit carrosse
rennais à double étages
attribué
à Charles II Croizé
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Lit carrosse à double étages daté 1831 et autre lit carrosse de l'atelier Croizé.
 
Collections privées
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Plus tard nous décrouvrirons un buffet droit
que l'on reconnait au premier coup d'oeil
pour un meuble de l'atelier Croizé signé :
FAIT DE 1836
PAR c 9 4 3 z 2

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Ancienne collection Antiquités
Philippe Glédel
Buffet droit illustré dans l'ouvrage
de 1927
du Docteur Jambon,
sans plus de précisions
sur la signature.
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Réminiscence
des rébus celtiques ou plutôt connaissances ésotériques acquises par le compagnonnage? Jean-Charles Croizé qui se plaisait ainsi à
brouiller les pistes était il "un initié", à t'il fait son tour de France? C'est en effet plus que probable. Par curiosité, nous nous sommes renseigné sur le sens symbolique du nombre 28, et voici ce que nous avons pu lire : "Au point de vue mystique, ce nombre montre l'Initié".
L'histoire
de Maladri ouvre la voie à une conjecture supplémentaire.
Cet homme là n’était-il pas dans le fond un habile
marchand qui passait occasionnellement commande à des sculpteurs
de talent ? Aujourd'hui encore*, c'est une pratique fort répandue
chez les sculpteurs qui ne peuvent fournir à leur carnet de commandes
et s'adressent à leurs collègues. Et ainsi au XVIIIe
siècle dans la capitale, les marchands merciers étaient
quelquefois des ébénistes qui achetaient à leurs
confrères. C'est d'ailleurs l'une des causes de l'existence de
très beaux meubles qui ne portent pas d'estampille ou bien une
estampille habilement dissimulée, quitte à la frapper
sur le dessus d'une ceinture recouverte d'un plateau, comme sur un bureau
plat par exemple. Ainsi le bureau plat dit "de Vergennes"
du Musée du Louvre qui posa aux experts l'énigme d'une
double estampille. On y trouve en effet celle de Pierre II Migeon, placée
en évidence et, cette fois savamment cachée, celle d'un
des plus grands maître-ébéniste de l'époque,
Jacques Dubois. Pierre Kjellberg dans "Le mobilier français
du XVIIIe siècle" nous rapporte cela comme :
"une pratique assez fréquente chez les marchands qui cherchaient
à s'approprier la paternité des ouvrages qu'ils vendaient".
Nous pourrions imaginer, mais c'est là bien entendu pure spéculation,
que le lit du Grand-Champeaux aurait été commandé
à Jean-Charles Croizé en 1831 par le fameux Maladri. Ceci
pourrait expliquer, outre la signature déguisée de Charles
Croizé (II), la grande renommée de Maladri, la déconvenue
du Dr Jambon devant une pièce portant la signature de Maladri
ainsi que... Les petits diables ou autres farfadets!
* Reprenons le clavier ici pour relativiser ce point car, en quelques années seulement, les sculpteurs de nos villes et campagnes ont vu leur commandes baisser de manière exponentielle, au point que ce beau métier pourrait disparaître, et ce du fait que les mêmes qui reprochaient aux brocanteurs d'avoir échangé le mobilier de leurs aïeux contre du mobilier de formica (la mode... Déjà, à l'époque, n'est ce pas...) vont aujourd'hui (de leur plein gré... Mais oui puisque c'est la mode!) acheter des "meubles" dans une enseigne suédoise (pour ne pas la nommer) ... Des "meubles" donc, faits d'une matière qui élèverait (si la chose était possible) le formica au rang de matériaux noble et ajoutons même de matériaux salubre... Pour que tout soit dit en un mot puisque le Larousse nous vient en aide avec une parfaite définition : "Salubre - Qui est favorable à la santé, à l'organisme : Climat salubre / Qui favorise l'harmonie, le bien-être social, le redressement économique : Mesure salubre pour le pays"... Voilà qui devait être dit en passant.
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Charles Croizé II et III et les meubles des ateliers Croizé
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"FAIT EN 1831 PAR CROIZÉ"
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel
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"FAIT PAR CROIZÉ 1834"
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel
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"FAIT
PAR CROIZÉ EN 1834"
Collection privée
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"FAITE DE 1836 PAR CROIZÉ"
Collection Antiquités
Philippe Glédel
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"FAIT PAR CROIZÉ EN 1838"
SVV Rennes
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"1838 PAR C:LE CROIZÉ"
Collection privée
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"FAITE A PACÉ EN 1842 PAR CROIZÉ"
SVV Rennes
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"FAITE
A PACE L'AN 1847
PAR CROIZÉ"
Mobilier
du Pays de Rennes-Cliché Musées de Rennes |
"FAIT
PAR CROIZÉ EN 1848"
Collection Antiquités Philippe
Glédel |
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"FAIT
POUR ANNE MARIE HARDY
EN 1856 P:CROIZÉ"
Ancienne
Collection Antiquités Philippe Glédel |
"FAIT L'AN 1834 PAR PIERRE CROIZÉ"
Collection privée |
PAR PIERRE
CROIZÉ 1851
Vie à la campagne/Ed. Hachette |
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Voici pour clore ce chapître les armoires de la troisième génération Croizé, fabriquées dans un atelier devenu le plus réputé et le plus important du Pays de Rennes, et qui comptera jusqu'à six artisans travaillant ensemble. Charles Croizé II veillera en patriarche à la transmission du savoir faire et de la belle
oeuvre et, hormis ses propres fils (Julien, Pierre, Charles et Jean-Marie), il y formera des apprentis menuisiers-sculpteurs qui compteront parmi les plus habiles. Malgré tout, là encore, cette série d'armoires a plus qu'un air de famille et le connaisseur distinguera une armoire des Croizé avant même d'y lire la signature car outre la qualité de menuiserie qui les font se démarquer de beaucoup d'autres, les ornements de ces armoires ont de nombreux traits de ressemblance, les plus immédiatement repérables étant le motif en forme de cœur animant le centre de la traverse basse et les colonnes ioniques aux moulures des portes. A noter une armoire de 1851 très richement sculptées signée de Pierre Croizé, une armoire de 1838 (au centre) nous paraît avoir été sculptée par Charles Croizé II et une signature se distingue des autres (toutes simplement marquées "CROIZE"), on peut en effet y lire "C:LE CROIZE", soit très probablement la signature de Charles Croizé III, né en 1813, travaillant encore à Pacé en 1838 et qui s'établira à Bruz trois ans plus tard, bientôt secondé de ses deux fils, qui seront les derniers à perpétuer le nom de Croizé par une quatrième génération... Perpétuer est sans doute beaucoup dire, car nous arrivons définitivement à l'ère de la copie et surtout du pastiche, le mobilier rennais n'y échappera pas. Plus tard encore, le paysan n'ayant plus d'yeux que pour le tout nouveau tracteur américain qui le conduira inéluctablement à se meubler en formica, ce sera l'ère du mobilier standardisé (et donc sans intérêt) industriel (et donc en tous points navrant) ... et de même pour l'agriculture d'ailleurs ... ô combien industrielle (... et plus que navrante **).
** C'est triste à dire, et c'est un peu déborder du sujet, qu'aujourd'hui il y a pire qu'Al Quaïda...Vous me direz : Daech?... Oui fort bien et sans doute, mais alors... Que faites-vous de Monsanto?***
*** Reprenons le clavier, à des fins de mise à jour, puisque Monsanto a été racheté par le groupe Bayer...
Le gaz moutarde du Vietnam rachetant le gaz des camps de la mort nazis. Je ne sais pas si c'est une bonne nouvelle, mais certainement la boucle est bouclée!
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Les buffets
Croizé
Mais pour vite regagner le plaisir et l'émotion positive que nous procure ce mobilier des temps anciens, voici le buffet à deux corps, meuble éminemment représentatif et véritable graal du collectionneur du mobilier rennais (surtout quand y est apposée une telle signature). Les Croizé nous en ont laissé quelques très rares exemplaires. En voici trois ci-dessous, et ce sont d'ailleurs les seuls qui nous sont connus (à signaler deux autres modèles, mais dont les signatures sont apogryphes).
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"FAIT
PAR MOI CHARLES CROIZÉ CE 19 AOUT 1785"
Collection privée
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Le premier l'est en effet de beaucoup car figurant dans de
nombreux ouvrages, bien des amateurs le considérant
comme le plus merveilleux buffet rennais.
Il est l'oeuvre de Charles Croizé et daté de 1785.
Ses trois particularités immédiatement repérables sont les
superbes coquilles ajourées qui ornent les traverses hautes
des portes du corps supérieur, la présence d'incrustations de
bois de placage découpé et enfin le galbe des tiroirs ainsi
que des traverses (la traverse médiane ayant la particularité
d'être galbée en plan, mais également en élévation pour
rattraper le niveau des portes qui sont planes). |
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Non daté et non signé, fin XVIIIe
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel
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A noter ce buffet non signé copiant le fameux buffet de
1785. Il s'agit d'une copie d'époque, qui pourrait avoir été
réalisé dans l'atelier des croizé par un apprenti, mais plus
probablement par un autre artisan recevant une commande
d'un particulier qui, ayant eu connaissance du buffet Croizé,
désirait en faire faire un exemplaire semblable (à moindre
coût). Mais une copie n'a rien à voir avec une oeuvre
originale, elle cherche à rivaliser en singeant (ici on voit
même que le copiste a ajouté de la sculpture là ou l'artiste-
sculpteur Charles Croizé avait laissé des zones de vide
médian où se repose le regard) et en dépit de la bonne
volonté de l'artisan, il manque ici la créativité, le souffle, la
force, la qualité d'exécution qui va de pair (si la différence
de qualité de sculpture manque de visiblité sur les clichés,
le tracé des moulures mis en comparaison est à lui seul
assez éloquent). |
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"FAIT
PAR MOI CHARLES CROIZÉ"
Collection privée
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Un second buffet, cette fois non daté mais également signé
de Charles Croizé, à été découvert récemment, il est la
fierté d'un grand collectionneur du mobilier rennais. Est-il
antérieur en âge ou postérieur au premier? Difficile de le
dire, mais très certainement fabriqué dans la même
décennie, il présente une construction et un décor presque
identiques, avec cependant l'ajout aussi atypique que hardi
d'une sculpture ajourée de la traverse médiane. A noter
toutefois que les façades de tiroirs, très probablement
marquetées à l'origine, ont hélas été refaites et ornées de
sculptures. Ce spécimen qui a perdu ses étagères à
bobèches a cependant conservé son grillage d'époque
entièrement fabriqué à la main. |
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"FAIT
LE 8 JANVIER 1806 P : Czé"
Ancienne Collection Antiquités
Philippe Glédel
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Le troisième exemplaire, que nous avons eu le plaisir de découvrir,
est signé Croizé et daté 1806 (nous avons d'ailleurs dû reprendre le
tracé de la date qui avait été antidaté 1706... Comme quoi tous les
antiquaires ne "vieillissent" pas leurs meubles, puisqu'il en est ainsi
qui les "rajeunissent").
Sa signature : Fait le 8 Janvier 1806 P : C.ze
nous ramène à la période que nous avons qualifiée de transition de
l'atelier, entre Croizé père et fils. Nous le donnons pour un travail de
Charles Croizé II, qui s'inspire visiblement des modèles de son père
(que nous savons en outre encore bien présent à ses côtés) et qui
tente même ici de les sublimer : même coquille ajourée, mêmes
galbes du corps inférieur mais ajout d'un profil en arbalète (à notre
connaissance parfaitement inédit dans le mobilier rennais) et d'un
fronton de corniche ajouré dans l'esprit des deux armoires de
Charles Croizé datées de 1800. Tout comme le second, il a perdu
ses étagères en vaisselier (pour cause de commodité) et, tout
comme le premier, a été vitré. |
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Le Docteur Jambon écrivait à propos des buffets rennais : "Il est fort probable même que, pendant très longtemps, il fut spécialement réservé aux familles les plus aisées. Quoiqu'il en soit, les spécimens que nous connaissons sont presque toujours très beaux." Ces exemplaires commandés aux Croizé coûtèrent sans nul doute fort cher à l'époque, et sans doute aussi ces meubles constituaient de véritables "morceaux de bravoure" pour les Croizé qui les fabriquaient pour leurs plus riches clients. Pour mieux juger de la qualité du travail, voici ci-dessous un détail de chacun d'entre eux.



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Historique de nos armoires rennaises d'exception |
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ANTIQUITÉS PHILIPPE GLÉDEL – TOUS DROITS RÉSERVÉS. 1998/2025
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