Les Meubles du Pays de Rennes

 

ANTIQUITES Philippe
Glédel

 

 

Préambule, Bibliographie et Remerciements.

       

Il a été déjà beaucoup écrit sur le mobilier rennais, notamment dans des collections générales sur les meubles régionaux. On y trouve souvent hélas de nombreuses approximations. On aura donc davantage intérêt à se tourner vers les publications locales. Je propose ici une bibliographie choisie des meilleures publications :
- Tout d'abord le plus ancien, "Les beaux meubles rustiques du Vieux Pays de Rennes", livre de référence écrit par un collectionneur passionné, le Docteur Jambon, édité chez Plihon & Hommay en 1927, réimprimé chez Laffitte en 1977. Ouvrage fort complet doté d'une importante documentation photographique et qui paraît avoir fixé la mémoire de toute une époque.
- Le plus récent, incontournable, "Menuisiers et mobilier du Pays de Rennes" aux éditions Apogée-1997, de Gwénaël Baron, en collaboration avec Alison Clarke, conservatrice à l'Ecomusée de la Bintinais. Ecrit cette fois par un universitaire, il s'agit d'un véritable livre d'investigation puisque de nombreuses archives notariales ont été compulsées. Cette publication m'a comblé, c'est en effet un ouvrage passionnant qui apporte de précieux renseignements et que je ne manque jamais d'offrir à mes clients et, bien entendu,
j'en recommande la lecture à tous les amateurs. On y trouve entre autre une très belle étude sur Charles Allory, une liste des artisans élargie par rapport à celle établie par le Dr Jambon, quelques meubles inédits également, même si la place accordée aux photographies n'est pas prédominante.
- Le dossier de Paul Banéat, ancien conservateur du Musée archéologique de Rennes, intitulé "Le Mobilier Breton", aux éditions Massin en 1926, dresse un inventaire au travers de très belles photographies en noir et blanc.
- Dans la même veine, aux éditions des Musées de Rennes,
"Mobilier du Pays de Rennes" de 1970 par F. Bergot et J.-Y. Veillard, respectivement conservateurs du Musée de Rennes et du Musée de Bretagne.
- Quelques clichés inédits aussi à voir dans un exemplaire de Vie à la campagne intitulé "Maisons et Meubles Bretons Paysans et Bourgeois" de 1922, réédité en 1976 chez Hachette.
- Il ne faudrait pas oublier un très intéressant article sur les Croizé, par Jean-Yves Veillard, intitulé : "Une dynastie de menuisiers du pays de Rennes, les Croizé" , édition des Musées de Bretagne.
- Enfin,
un dossier sur le mobilier rennais auquel j'ai collaboré dans le magazine France Antiquités de janvier 2005.
- Et je signale aussi un beau livre récent, par René Trotel, aux éditions Coop Breizh et consacré au mobilier breton.

Ces livres ont constitué pour moi une source d'enseignement, je les consulte régulièrement. Il n'est pas question ici de répéter ce qui a déjà été écrit mais d'essayer modestement de compléter certaines parties avec ce que mon expérience d'homme de terrain m'a permis de découvrir. En effet, au cours de mes nombreuses années de quêtes, j'ai amassé une importante documentation photographique provenant de quelques collections privées, du marché de l'art et surtout de mes anciennes collections (on voudra bien excuser la qualité inégale de ces documents). Certains clients et amis m'ont incité à faire partager cette documentation, et c'est ce que je me propose de faire ici, le net offrant un moyen parfaitement adapté, en confrontant mes propres archives à celles qui ont été éditées et en tachant d'apporter des éléments nouveaux.

J'en profite pour adresser un vif et sincère remerciement à mes clients qui m'ont permis de poursuivre ma passion, je les sais comblés par les belles pièces qu'ils possèdent aujourd'hui et celà me ravit. Je ne voudrais pas manquer non plus d'évoquer la mémoire d'un personnage qui fut justement mon premier client : Henry Jouanolle, beaucoup s'en souviennent sans doute, qui était le grand spécialiste du mobilier rennais. Possédant dans son magasin de Chantepie une fort belle collection ne comptant pas moins d'une vingtaine d'armoires rennaises, il se plaisait à dire qu'il n'en vendait pas une seule avant d'avoir déjà trouvé sa remplaçante. Le marchand étranger qui lui proposa un jour de lui acheter toute sa collection en un seul lot fut bien désappointé, le bonhomme refusa tout net. Voilà une petite histoire qui traduit bien la passion de cet amoureux du mobilier rennais, nous n'en verrons plus beaucoup "de ce tonneau là".

 
   
 
   
La grâce de l'armoire Rennaise.

Si la renommée du meuble rennais a dépassé les frontières de la Bretagne, l'armoire en est bien entendu l'élément emblématique, c'est aussi le meuble principal, bien souvent offert au jeunes époux. Durant la période prospère allant environ de la fin du XVIIIè siècle au premier tiers du XIXè siècle, les plus beaux spécimens se sont hissés au rang des plus riches meubles régionaux Français. On ne dédaigne pas d'ailleurs de les comparer aux provençales, arlésiennes ou nîmoises, tant recherchées. Elles ont sans doute la même grâce, la même douceur dans le grain du bois, la même capacité à capter la lumière, à se patiner au fil des ans.

Mais entre toutes, l'armoire rennaise se distingue par sa corniche double cintre si particulière. On n'en connait pas d'équivalente en France coiffant une armoire, même pas celle des plus belles lyonnaises, dite "en arbalète". De nombreuses hypothèses ont été formulées sur son origine, sans jamais vraiment apporter de réponse documentée.

Au XVIIè siècle, le Baroque a beaucoup influencé le goût français, en premier lieu l'architecture puis le mobilier. Il nous est venu par les grands ports de France et la situation particulière de la Haute-Bretagne, située entre deux des premiers ports de commerce français de l'époque, Nantes et Saint Malo, qui subissaient conjointement l'influence de l'Angleterre, des Flandres et de la Hollande, n'a pu être sans apports. C'est incontestablement à ce nouveau style venu de la mer que les menuisiers du pays rennais ont emprunté la fameuse corniche à double cintre.

Diverses photos, reproduites ci dessous, pour illustrer ce propos : deux meubles du début du XVIIIè siècle à corniche en double arc ou double cintre, le premier est un buffet flamand et le second un bureau-cabinet anglais. En dessous, l'interprétation qui en a été faite à Saint Malo, qui échangeait beaucoup avec les Flandres, puis à Nantes qui commercait à la fois avec la Hollande et l'Angleterre. Au centre, une armoire de Rennes de la seconde moitié du XVIIIè siècle, la parenté est évidente.

 
         
                                 
Buffet flamand - Début XVIIIè
La Gazette Drouot
                                 
Bureau cabinet anglais - Début XVIIIè
Le monde fascinant des antiquaires-Celiv
                     
                               
         
Armoire rennaise - milieu XVIIIè
Styles régionaux- L'illustration
               
 
Buffet Malouin - Milieu du XVIIIè
Mobilier Breton - Ch. Massin
Scriban nantais - Milieu du XVIIIè
La Haute Bretagne-Massin

Autre particularité de l'armoire rennaise, le travail de sculpture.
Il est bien entendu d'autres régions prospères où l'armoire de mariage atteignit des sommets de virtuosité, il faut citer en Haute-Normandie : Fécamp et Yvetot, en Basse-Normandie : Bayeux et Vire, en Lorraine : la Vallée de la Seille, en Languedoc et Provence : Arles, Nîmes, Aix et Marseille, en Bourgogne : Sennecey-le-Grand et enfin, un peu plus bas la ville de Lyon. Il est entendu qu'il n'est pas question de comparer l'armoire rennaise à l'armoire normande par exemple, sujet trop général, et qu'il ne convient d'établir de comparaison qu'avec un centre de production, tel le bocage virois par exemple. Or, dans tous ces centres de production, où le nombre de sculpteurs était au moins aussi important qu'en pays rennais, on n’observe pas la même variété des décors. Bien souvent, les formes varient peu, les mêmes poncifs sont souvent répétés et enfin, la qualité du travail, si elle est sans doute plus égale, est aussi beaucoup plus stéréotypée. Une armoire rennaise, par contre, ne ressemble pas à une autre, sauf cas de deux pièces fabriquées par le même auteur et à seulement quelques années d'intervalle. Alors pourquoi cette singularité? Il y a sans doute conjonction de plusieurs causes. D'une part, nous le savons, en pays rennais, les ateliers étaient fort modestes et la plupart des artisans travaillaient seuls ou avec un unique apprenti, il y avait donc ainsi moins d'interactions entre les sculpteurs, et d'autre part bon nombre d'artisans n'étaient pas de véritables professionnels au sens strict du terme mais, comme l'a souligné Gwénaël Baron, exerçaient une double activité. Enfin, on doit bien entendu pouvoir mettre cette singularité en corrélation avec une autre : L'armoire rennaise est très souvent signée et datée et on ne connaît pas d'autre région où la signature soit à ce point répandue. Il semble donc bien y avoir aussi volonté de se singulariser, comme nous allons le voir maintenant avec les Croizé.

 
 
La Célèbre dynastie des Croizé.
       

Il n'est que justice de commencer par évoquer les Croizé, véritable dynastie qui compte en effet au moins quatre générations de menuisiers, dont plusieurs sculpteurs de grand talent à la célébrité amplement justifiée. L'achat par le Musée de Bretagne d'une somptueuse armoire de 1824 signée Croizé aura été à l'origine des travaux de Jean-Yves Veillard. Travaux fort précieux qui ont permis de mieux connaître cette lignée de menuisiers, d'établir sa généalogie et de relever les lieux où ils s'installèrent.

Le fondateur, en tout cas le premier dont nous savons avec certitude qu'il était menuisier, est Charles Croizé.
Né en 1746 à Pacé, il épousa Angélique Allory en première noce et s'établit à l'Hermitage puis à Saint-Gilles.

Attachons-nous tout d'abord à reproduire les rares modèles connus signés Charles Croizé ainsi que les signatures.

 

 

 

 

 

Signature répertoriée dans

"Les beaux meubles rustiques du Vieux Pays de Rennes" du Docteur Jambon

Sans illustration

"FAIT PAR MOI CHARLES CROIZE
CE 12 JANVIER 1798"

Mobilier du Pays de Rennes-Musées de Rennes

"FAIT PAR MOI CHARLES CROIZE
EN 1800"
SVV Rennes

"FAIT PAR MOI CHARLES CROIZE L'AN 1801 ou L'AN X de la REPUBLIQUE"
 
"FAIT PAR MOI CHARLES CROIZE
CE 3 AOUST 1802"

Le Mobilier Breton-Ch.Massin
"FAIT PAR MOI CHARLES CROIZE
CE 3 JANVIER L'AN 1803"

Ancienne Collection Antiquités Philippe Glédel

"FAIT EN L'AN 1805 CE 18 OCTOBRE P.C. CZE "
Mobilier du Pays de Rennes-Musées de Rennes

Ces pièces sont toutes d'une très grande qualité, les bois superbes avec un emploi majeur du merisier utilisé en larges et épaisses sections, les assemblages parfaits. Le sculpteur fait preuve d'une très grande maîtrise technique, le dessin sûr, gracieux et bien enlevé, la sculpture purement exceptionnelle, à la fois délicatement ciselée et parfaitement dégagée.

Il est intéressant de suivre l'évolution stylistique à travers ces exemples connus de Charles Croizé, nous n'oublierons pas qu'il s'agit d'un mobilier de province présentant un important décalage avec le style en vogue dans la capitale.

 

L'armoire de 1798 est encore d'un style Transition entre Louis XIV et Louis XV, et par rapport à l'armoire rennaise du milieu du XVIIIè (photographiée en illustration de la corniche à double cintre), les montants se sont arrondis, les pieds se sont galbés. Le décor à la Bérain, encore maintenu dans le cadre rigoureux des trois panneaux droits, est déjà en partie naturaliste.
Sur l'armoire de 1800, le style régence s'est affirmé, la coquille apparaît à l'amortissement des portes qui n'ont plus que deux panneaux et dont les traverses adoptent un mouvement chantourné. On remarque aussi un beau fronton de corniche ajouré de pur style Régence.
Pas de grands changements sur le modèle de 1802, si ce n'est un retour au fronton court.

L'armoire de 1803 présente une différence sensible, le style Louis XV est là, les panneaux ont maintenant une forme quadrilobée, et, après les traverses, les montants des portes se sont à leur tour chantournés. On note que le décor des panneaux est une reprise du dessin du modèle de 1802, mais adapté à la nouvelle forme
maintenant aboutie qui laisse davantage de place au décor naturaliste et permet de l'aérer. A noter aussi la réapparition du cadre mouluré autour des portes ... Il s'agit véritablement d'une très belle armoire rennaise.
L'armoire datée 1805 ressemble beaucoup à celle de 1803, mais en y regardant de près, il existe de nombreuses variantes dans le décor, Charles Croizé est un artiste inspiré qui ne se répète jamais.
Enfin, l'armoire photographiée ci contre, qui est la plus richement sculptée, sans doute le modèle le plus abouti, probablement fabriquée vers 1807-1810.

Signée CHARLES CROIZE
vers 1810
(date non vérifiée)
Collection particulière
 

 

Hormis une autre armoire, également datée 1805, ces sept armoires semblent bien être les seules portant la signature de Charles Croizé connues à ce jour et il ne paraît pas davantage exister d'autres exemplaires non signés ressemblant à celles-ci et qui pourraient lui être attribuées, ce qui laisse à penser que Charles Croizé a probablement signé toute sa production et aussi, bien entendu, que d'autres armoires restent encore à découvrir.

 
                                                     

Il n'a pas encore été possible d'identifier les autres membres de la famille Croizé car Charles Croizé est le seul à avoir signé du prénom. Ainsi l'armoire de 1824 du Musée de Bretagne est restée sans attribution. Nous savons cependant que deux enfants sont nés de l'union de Charles Croizé et d'Angélique Allory. Sur le cadet, Julien-Désiré, nous avons peu de renseignements et le fait qu'il fût aussi menuisier n'a pas encore été établi. Le fils aîné, Jean-Charles Croizé, nous est beaucoup mieux connu. Nous savons qu'il est né en 1775, qu'il s'est installé à Pacé et que ses quatre fils seront à leur tour menuisiers, mais citons plutôt Jean-Yves Veillard :

"
En 1836, Jean-Charles Croizé est établi au bourg de Pacé; il est dans sa soixantième année. Trois de ces fils - du second au quatrième - travaillent avec lui; à cela, il faut ajouter un jeune ouvrier de seize ans; soit un atelier de cinq personnes. L'aîné de ces fils, Julien-Charles, est aussi implanté aux bourg et emploie deux ouvriers. Cinq ans plus tard, la taille du premier atelier s'est légèrement modifiée. A la place du jeune ouvrier de seize ans, ce sont deux compagnons de vingt-cinq ans. A plus de soixante-cinq ans, Jean-Charles Croizé reste le patron et, en dehors de l'aîné, aucun des trois autres qui ont entre vingt-trois et trente ans, n'a cherché à s'établir à son compte. En 1846, (Jean-) Charles Croizé est toujours recensé comme menuisier (il a soixante douze ans) et a gardé avec lui son plus jeune fils. "

Tous ces éléments (longévité professionnelle - succession nombreuse - taille de l'atelier - formation des compagnons) semblent bien attester que Jean-Charles Croizé est un personnage important, et il pourrait bien être

celui des Croizé qui a le plus contribué à la renommée de cette dynastie.Nous avons relevé, sur un certain nombre de très belles armoires, dont l'armoire de 1824 du Musée de Bretagne, toutes parées de motifs décoratifs récurrents, des signatures avec les mêmes singularités, en premier lieu les caractères du mot Croizé y sont gravés de la même manière, comme on peut le voir sur ce cliché : les deux dernières lettres toujours plus petites.
 
 
Mais ce n'est pas tout, il existe entre ces signatures, une seconde similitude tout aussi troublante, comme nous allons le voir ci dessous en les confrontant.
 
       
"FAIT DU 18 AVRIL 1814
PAR CROIZE "

Ancienne Collection Antiquités Philippe Glédel
   
"FAIT DU 28 OCTOBRE 1814
PAR CROIZE "

Ancienne Collection Antiquités Philippe Glédel
   
"FAIT DU 28 MARS 1826
PAR CROIZE "

Hôtel des ventes de Poitiers
 

 

 



 

photographie en cours

de recherche

           

 

 

 

 

 

photographie en cours

de recherche

"FAIT DU 28 AVRIL 1819
PAR CROIZE "

Exposée par le Musée des Arts et Traditions Populaires-Paris
   
"FAIT DU 28 MAI 1824
ANNO DOMINE PAR CROIZE "

Menuisiers et mobilier du pays de Rennes-Apogée
       
"FAIT DU 28 MARS 1826
PAR CROIZE "

 
 
En effet, outre la typographie de la signature et hormis la plus ancienne datée du 18, toutes ces armoires sont datées du 28 du mois. Sachant que leur fabrication nécessite au moins un mois de travail et parfois bien davantage, cette précision, récurrente chez J.-C. Croizé mais que l'on ne rencontre que fortuitement chez ses collègues, n’est sûrement pas le fruit du hasard. Jean-Charles Croizé a t-il cherché à laisser un indice, une marque pour ces contemporains, voire même pour la postérité ?
On remarque également que les deux armoires les plus anciennes sur lesquelles sont reproduites cette signature sont datées de 1814. L’année 1814 est justement celle du décès de Charles Croizé père et très probablement celle où le fils aîné prend la succession de l’atelier et l’on peut raisonnablement penser que l’armoire datée du 18 avril puisse être la ou en tout cas l’une des premières armoires fabriquées par Jean-Charles. Ceci pourrait expliquer pourquoi elle n’est pas encore datée du 28 comme les autres le seront par la suite.
On peut constater que la moins ancienne est datée de 1826. En tenant pour admis que ces armoires ont bien un seul et même auteur, tout indique qu'il s'agit bien de Jean-Charles Croizé. Son frère Julien, et c'est heureux pour nous, n'est né qu'en 1798, et il ne peut donc être l'auteur de ces armoires. Rappelons, par probité, l'existence d'un cousin du nom de Charles-Pierre Croizé, dont nous ne connaissons que la date de décès, en 1840. Mais ce dernier était menuisier à Rennes où la fabrication de mobilier rustique n'a jamais été établie, et nous ne le mettrons pas en ballottage avec le propre fils de Charles Croizé, possédant sans doute de surcroît le plus grand atelier de Pacé, village réputé comme le centre principal de fabrication de ce mobilier, à tel point que pour paraphraser Gwénaël Baron, nous ne devrions pas dire le mobilier rennais mais le mobilier de Pacé.
 

Ces armoires sont toutes superbes, dans un style Louis XV des plus purs et des plus gracieux. La somptueuse armoire de 1824, acquise par le Musée de Rennes, est sans doute la plus belle armoire rennaise connue, et à ce titre elle peut figurer parmi les plus belles armoires régionales de France et même, osons-le au risque d'être taxé de chauvinisme, du monde.
Si nous nous attachons à mieux observer le travail de la sculpture, il apparaît que le répertoire ornemental, bien que très riche et varié, possède de nombreux points communs. Bornons-nous à en relever quelques uns parmi les plus marquants:
- Les ressemblances entre les traverses hautes et en particulier le motif central.
Il s’agit d’une coquille allongée, inspirée du style Régence et tout à fait inédite à cette date mais que l’on retrouvera employée par des sculpteurs de la génération suivante (L.Boutin–J.Gérard…). Jean-Charles Croizé paraît bien en être l’inventeur et Joseph Gérard, pour ne citer que lui, fut d'abord apprenti chez les Croizé avant de se mettre à son compte dans le village du Rheu .
- A la différence de Charles Croizé, qui ornait l'amortissement de la porte d'une coquille, son fils sculpte un motif fait de larges fleurs disposées en couronne.
- Tous les dormants de ces armoires ont en commun la même coquille sculptée au sommet.
On remarque aussi le soin accordé au pied, qu'il soit dessiné en volutes ou plus tard en un gracieux sabot de biche reconnaissable entre tous. Tous ces éléments permettent d'attribuer à Jean-Charles Croizé la réalisation de la superbe armoire reproduite ci-contre.
On y retrouve le somptueux fronton qui coiffe l'armoire de 1824, un modèle très particulier que nous appellerons à galerie, et dont nous pouvons lui attribuer la paternité, car inconnu avant cette date.
Jean-Charles Croizé, bien plus qu'un simple sculpteur, est un inventeur qui aura d'ailleurs de nombreux disciples. C'est le Jean-François Hache du mobilier rennais.

Attribuée à Charles CROIZE (fils)
vers 1810 - 1820
[ signature effacée ]
Ancienne Collection Antiquités Philippe Glédel

 

Pourquoi n’a t-il pas tout simplement signé de son nom et prénom en toutes lettres comme c'est l'usage en pays de Rennes? Nous pouvons émettre plusieurs hypothèses :

Il est plus que probable, au sein de ce milieu rural du début du XIXè siècle où l’usage est de donner le nom de baptême du père à l’aîné des enfants était tenace (Quoi de mieux pour illustrer cette tradition séculaire que cette petite anecdote, qui ne date pourtant que des années 1930 : Fernand et Jeanne eurent trois enfants. Le premier, une fille, on l’appela Fernande, puis une autre fille que l’on appela Jeanne bien évidemment, mais le troisième enfant fût un garçon, à la grande joie de ce couple d’agriculteurs qui ne se démonta pas et décida de l’appeler Fernand), et où le peuple n’aimait pas voir les habitudes bousculées, que Jean-Charles, s’il ne s’appelait pas plutôt Charles-Jean (erreur possible sur l’acte de naissance ou du relevé de celui-ci), se faisait en tous cas certainement appeler Charles. On remarque d'ailleurs à ce propos que Gwénaël Baron et Jean-Yves Veillard écrivent (Jean) Charles Croizé. De là sans doute, soit par respect pour son père ou par soucis de se distinguer ou encore les deux à la fois, l’idée d’adopter cette signature atypique.
Il est sans doute aussi un autre aspect qu’il faut envisager : à cette époque, les sculpteurs avaient une grande réputation. Voici ce que nous apprend le Dr Jambon :
" Quelques-uns de ces artisans jouissaient d’un prestige énorme dans leur région. Au début, on prêtait à leur talent une origine surnaturelle, voire même diabolique. Bien mieux, comme les rebouteurs d’aujourd’hui *, ils jouissaient d’un
« don » qu’ils pouvaient transmettre à leur descendants " -----------* Nous devons nous resituer dans les années 1930.
Le Dr Jambon poursuivait son récit en rapportant l'histoire d’un sculpteur célèbre du nom de Maladri qui "portait dans sa poche une tabatière remplie de « petits diables » qui, lorsqu’il les faisait travailler, exécutaient de véritables chefs-d’œuvre avec une rapidité incroyable" ... "nous avons eu la bonne fortune de voir une gaine d’horloge qui portait l’inscription suivante : P. MALADRI DE NUIT DU 13 O 14 AOUT 1810. C’était loin d’être un pur chef-d’œuvre".

Jean-Charles Croizé, ou Charles Croizé II, comme nous pourrions le nommer, n'aurait-il pas tout simplement signé ainsi par jeu, pour le simple plaisir de l'énigme.

Et puisqu'il est question d'énigme, il en est justement une posée par la signature d'un magnifique lit carrosse photographié dans le livre du Dr Jambon et qui déconcerte visiblement Gwénaël Baron et Alison Clarke qui le reproduisent dans leur ouvrage.

 
 

Ce lit est gravé d'une suite de lettres et de chiffres :
c 9 4 3 z 2
1831
Les auteurs émettent une hypothèse: doit-on y voir un accident typographique ? et s'interrogent : " doit-on lire Croizé ? "


En effet, ce lit à bien la qualité des plus beaux meubles fabriqués à
Pacé et le registre ornemental de sa sculpture n'est pas sans rappeler
les Croizé, et puis ce nom paraît être le seul possible dans la liste des
sculpteurs connus. Enfin, il provient de l'ancien manoir du Grand-
Champeaux, situé tout près de Pacé, et dont nous savons qu'il était meublé d'armoires signées des Croizé.

Et il existe une autre hypothèse : Ne s'agirait-il pas d'un rébus ?
Il y a trois voyelles dans le nom Croizé : O I et E,
qui sont respectivement la 4èm, 3èm et 2èm voyelle.
Reste le chiffre 9, placé là pour que le rébus ne soit pas trop facile.
Le R est la 9èm lettre de l'alphabet inversé.

Et voici la réponse...
c r o i z é
1831

 

Lit carrosse rennais
Attribué à Charles CROIZE (fils)
Menuisiers et mobilier du pays de Rennes-Apogée

         
 

Réminiscence des rébus celtiques ? Jean-Charles Croizé parait avoir été un tantinet joueur, et sans doute se plaisait-il à brouiller les pistes.

L'histoire de Maladri ouvre toutefois la voie à une autre possibilité. Cet homme là n’était-il pas dans le fond un habile marchand qui passait occasionnellement commande à des sculpteurs de talent ? Aujourd'hui encore, c'est une pratique fort répandue chez les sculpteurs qui ne peuvent fournir à leur carnet de commandes et s'adressent à leurs collègues. Et ainsi au XVIIIè siècle dans la capitale, les marchands merciers étaient quelquefois des ébénistes qui achetaient à leur confrères. C'est d'ailleurs l'une des causes de l'existence de très beaux meubles qui ne portent pas d'estampille ou bien une estampille habilement dissimulée, quitte à la frapper sur le dessus d'une ceinture recouverte d'un plateau, comme sur un bureau plat par exemple. Ainsi le bureau plat dit "de Vergennes" du Musée du Louvre qui posa aux experts l'énigme d'une double estampille. On y trouve en effet celle de Pierre II Migeon, placée en évidence et, cette fois savamment cachée, celle d'un des plus grands maître-ébéniste de l'époque, Jacques Dubois. Pierre Kjellberg dans "Le mobilier français du XVIIIè siècle" nous rapporte cela comme : "une pratique assez fréquente chez les marchands qui cherchaient à s'approprier la paternité des ouvrages qu'ils vendaient"
Nous pourrions imaginer, mais c'est là bien entendu pure spéculation, que le lit du Grand-Champeaux aurait été commandé à Jean-Charles Croizé en 1831 par le fameux Maladri. Ceci pourrait expliquer, outre la signature déguisée de Charles Croizé (II), la grande renommée de Maladri, la déconvenue du Dr Jambon devant une pièce portant la signature de Maladri ainsi que ... les petits diables ou autres farfadets!

       
 

Cette page, toujours en construction, est à suivre...

Prochains chapitres :
- La célèbre dynastie des Croizé (suite)
- Une autre dynastie célèbre, les Allory de Pacé
- Un modèle atypique, les armoires Louis XV à trois panneaux