|
Très rare commode d'époque Louis XIV
en placage de bois des Alpes à décor géométrique
et riche ornementation de bronze ciselé et doré.
Par Thomas Hache,
ébéniste du duc d’Orléans.
Grenoble vers 1710 - 1715.
Thomas Hache (1664-1747), maître en 1701, fils de l'ébéniste toulousain Noël Hache dans l'atelier duquel il initie son apprentissage avant de le perfectionner à Paris (très probablement dans l'atelier de Pierre Gole), et de le poursuivre comme compagnon dans le Duché de Savoie, à Chambéry. C'est son mariage avec la fille de l'ébéniste grenoblois Michel Chevalier qui décide de son installation définitive dans le Dauphiné. Il reprend cet atelier déjà réputé et en devient le maître à partir de 1701. Il en développe l'activité et en élève la renommée jusqu'à s'attirer la faveur de Louis d'Orléans, ce qui se concrétise par l'octroi en 1721 du brevet de Garde mais surtout d' Ébéniste de Monseigneur le Duc d'Orléans, ceci lui ouvrant plus grandes encore les portes vers la clientèle de la noblesse et de l'aristocratie du Dauphiné tout entier. Son œuvre demeure influencée à la fois par les marqueteries italiennes et par celles d'André-Charles Boulle et de Pierre Gole, mais avec le soucis constant d'y mettre en valeur les bois des Alpes. Son fils Pierre travaillera avec lui jusqu'à sa mort et son petit fils Jean-François (né en 1730) fera une partie de son apprentissage à ses côtés.
Cette commode de Thomas Hache se caractérise par un décor qui repose sur une juxtaposition symétriquement ordonnée de figures géométriques en contrastes savamment dosés. Elle est entièrement plaquée de bois de pays, selon une habitude chère aux Hache, plateau, façade et côtés recouverts sur fonds d'olivier de loupes d'érable et de frêne compartimentées en réserves ourlées de bandes et contours délimités par des filets de bois noircis eux-mêmes flanqués de minces filets de bois clair.
On ne peut que s'émerveiller devant la taille des feuilles de placage et la beauté des loupes, gages d'une grande qualité qui caractérise les réalisations des Hache sur trois générations à Grenoble et que ne parviendront pas à atteindre leurs concurrents et nombreux suiveurs.
« Thomas Hache utilise un décor géométrique très sobre, mettant en valeur les loupes et ronces des diverses essences dans une harmonie chaude et savante. Aucune extravagance dans l'art du Grenoblois, son goût classique et sûr s'appuie sur une technique sans faille. Le décor maîtrisé fait partie intégrante du meuble et jamais il n'apparaît surajouté, en excès. C'est en effet l'une des impressions les plus frappantes du mobilier Hache que cette unité de chacun des meubles, l'accord parfait entre le décor de la marqueterie et la forme. »
Marianne Clerc - HACHE Ébénistes A-Grenoble / Ed. Glénat.
Elle représente véritablement l'archétype des premières productions de Thomas Hache, développées conjointement aux plus anciennes commodes mazarines et, comme le note Pierre Rouge, stricto sensu d'époque Louis XIV. L'auteur du Génie des Hache en dresse d'ailleurs une chronologie précise, soit entre 1710 et 1715, date à partir de laquelle, Hache commençant à se fournir chez les marbriers du Dauphiné, le modèle va évoluer -pour moins d'une dizaine d'années d'existence encore- par le simple ajout d'une traverse sous le plateau permettant de proposer à la clientèle la commode en deux déclinaisons : avec plateau marqueté ou avec marbre (il semble que le choix de la clientèle se porta naturellement vers les dessus bois et que bien peu avec dessus de marbre furent fabriqués à l'origine).
« Chez Thomas Hache, les commodes qui ont, jusque-là, des dessus de bois ou en marqueterie connaissent une évolution importante avec l'apparition de dessus en marbre, à l'époque de la Régence. Auparavant les commodes ne possèdent pas de traverses sous leur plateau en marqueterie, le tiroir fermant directement dans le plateau (la gâche de la serrure entrant dans le plateau). L'apparition du dessus en marbre rend donc nécessaire, pour pouvoir continuer à fermer le tiroir supérieur à clef, d'incorporer au bâti un plancher supérieur qui est fixé dans une traverse visible en façade. (...) On peut en conclure que les commodes sans traverse supérieure sont antérieures à celles qui en ont. Cette classification (sans/avec traverse) permet d'affirmer que certaines commodes (de type mazarines et Louis XIV) ont été faites sous la Régence, autour des années 1725, et non pas sous Louis XIV. »
Pierre Rouge - Le génie des HACHE / Ed. Faton.
Rappelons que l'apparition des tous premiers meubles français s'apparentant à la commode ne date que des années 1700, et que les plus anciennes commodes parisiennes connues et datables sont celles livrées par André-Charles Boulle à Versailles vers 1708 (certes déjà avec des plateaux de marbre), c'est dire tout de même l'avant-gardisme de Hache, entretenant des liens étroits avec quelques ébénistes parisiens de tout premier ordre, et qui de plus avait très certainement déjà eu connaissance de ce meuble nouveau lors de son séjour en Italie.
La commode que nous présentons est un modèle à dessus bois ouvrant à trois tiroirs sur trois rangs, la façade légèrement bombée "en D", les montants avant galbés dans une douce et ample continuité du galbe de façade et ponctués de pieds chantournés en contours des sabots, les montants arrière à ressauts finissant en pieds évasés, le plateau suivant parfaitement les contours de la commode. Elle est recouverte d'une marqueterie dite dauphinoise.
Sept essences de bois ont été utilisées pour sa fabrication, dont deux en massif : pour le bâti le sapin et le noyer (exclusivement pour les façades des tiroirs / les tiroirs des commodes Louis XIV "en D" recouvertes de bois indigènes sont en noyer, ce qui est une particularité de Hache et permet encore de les différencier des autres productions grenobloises). Six bois sont par ailleurs utilisés en placage : l'olivier, scié en biais pour les fonds, et ceux-ci bordés d'un filet de noyer ou d'amandier, la loupe d'érable champêtre* pour la plupart des réserves, la loupe de frêne pour les bordures (ainsi que deux réserves oblongues à l'avant du plateau), le charme noirci pour les filets et le houx pour leurs contours.
En effet les filets des Hache ont toujours leurs contours ainsi soulignés. Ils ont une autre particularité qui permet d'établir une attribution et de rejeter bon nombre de commodes en placage de suiveurs qui font parfois illusion (rappelons encore que ces dernières sont bien plus nombreuses que les véritables commodes des Hache), et plus encore quand leur sont rapportées de fausses estampilles : ces filets ne sont jamais coupés aux entrecroisements mais ininterrompus dans leurs circonvolutions. Pour être clair, les attributions fantasques aux Hache de commodes présentant des filets interrompus, des roses des vents, étoiles... motifs en cercles concentriques et autres marqueteries circulaires en bois de bout (le meuble porterait-il une estampille comme nous l'avons déjà vu) sont à rejeter.
* Dans l'ouvrage de Pierre Rouge présentant des commodes similaires plaquées des mêmes essences et que nous avons placées en documentation, il est question de sycomore, soit d'érable sycomore. Il n'est pas si simple de distinguer les deux essences parentes, et surtout leurs loupes, cependant l'érable sycomore est nettement plus pâle que l'érable champêtre (et nous savons ce dernier particulièrement bien acclimaté dans le Dauphiné), c'est pourquoi la Maison J. George l'a pour nous identifié comme tel. On connait cependant les compétences des Hache pour ombrer leurs placages aussi, sans véritable observation et analyse microscopique, il demeure difficile de se prononcer formellement.
Pour le plateau, qui est bien souvent l'élément principal de décorum sur ce type de commode, la composition décorative s'organise autour d'un grand losange en loupe d'érable à bordure en loupe de frêne inscrit dans une importante réserve à lobes convexes en bois d'olivier en ailes de papillon, elle même bordée de loupe de frêne, l'ensemble encadré de quatre cartouches oblongues et quatre cartouches trilobés "en cœur" aux écoinçons, le tout encore souligné d'une bordure puis de la moulure en bec-de-corbin (en fac-similé d'une lingotière de laiton) faite d'un épais placage d'olivier scié de biais (épaisseur de 2 lignes, soit environ 7mm, du massif ) et collé à l'angle du bâti. Chacune des figures géométriques est ourlée d'un large filet de charme teinté noir, lui même encadré de deux minces filets de houx.
Une observation minutieuse permet de remarquer (sur chacune des faces de la commode) que ce triple filet devient quadruple par l'ajout d'un filet de couleur tabac côté intérieur (sans doute du noyer pour le plateau et possiblement de l'amandier en façade ou encore de l'érable teinté tabac) posé sur absolument toutes les bordures des réserves qui ne sont pas plaquées de loupes (ce sont donc chacune des réserves d'olivier mais aussi les deux petits rectangles horizontaux au sommet des côtés, seules autres parties qui ne sont pas plaquées de loupes).
La façade est rythmée par un jeu d'alternance de réserves en cartouches polylobés semblablement en loupe d'érable clair contrastant avec l'olivier brun-rouge dans des encadrements de loupe de frêne ourlés d'un quart-de-rond d'olivier.
Les côtés sont ornés d'un grand losange à bordure en rappel du plateau, mais cette fois inscrit dans un rectangle vertical surmonté du traditionnel petit rectangle horizontal (et toujours ourlé de filets sur trois côtés seulement).
Les montants sont agrémentés d'une composition tripartite de réserves en loupe d'érable sur fond d'olivier.
Comme sur la plupart de ces modèles de commodes dotées d'importants sabots de bronze (plus larges en effet que ne le sont les montants) le pied est rapporté à la base du montant (et jointé par deux tourillons) et découpé aux contours du bronze, tandis qu'à l'arrière, et sur la même hauteur, est collée une plaquette permettant le profilement d'un pied évasé atypique (mais répondant bien aux canons du néoclassicisme / Ainsi beaucoup plus tard Adam Weisweiler sera coutumier d'un pied en socle rappelant cette façon).
Le meuble est paré d'une fort riche ornementation de bronze composée de six poignées tombantes "aux dauphins", de trois entrées de serrure figurant les mêmes cétacés flanqués de putti (ses trois serrures en fer toujours présentes avec une clé de même métal actionnant les trois) et enfin de deux sabots "aux masques joufflus".
On verra en observant les quelques commodes référentes connues que ces sabots sont d'un modèle classique chez Hache (modèle qui se distingue de la plupart des modèles parisiens rencontrés sur des commodes de même époque par l'ajout d'une chute lancéolée entre les volutes), tandis que les poignées, de pur style Louis XIV, sont plus insolites. On sait d'une part la prédisposition de Thomas Hache à varier ses garnitures qui sont des éléments lui permettant de différencier chacune de ses commodes (ici, outre leur magnificence, leur taille ramassée offre l'avantage d'un respect du tracé des réserves), et d'autre part nous avons pu observer les mêmes bronzes aux dauphins sur une commode Louis XIV de François Lieutaud (nous avions par ailleurs déjà noté la similitude entre les bronzes de Thomas Hache et ceux de ce grand ébéniste et fondeur parisien et évoqué voir ce dernier comme le principal fournisseur en garnitures de bronze de Hache).
A propos d'une table à gibier parisienne aux dauphins d'époque Louis XIV, notre collègue Franck Baptiste évoque ainsi la symbolique du dauphin (précisons, sous l'ancien régime, car bien entendu sa première référence est mythologique et liée au mythe d'Arion et antique et associée à Neptune) :
« Il est intéressant de noter, que sous l’Ancien Régime, l’iconographie aux dauphins que l’on retrouve sur notre console renvoie à l’allégorie du Prince héritier de la couronne.
La présence d’un héritier en bonne santé constituait la base de la stabilité pour la monarchie et pour le peuple, au point que son image servait de porte bonheur.
La fin de la période Louis XIV sera assez agitée avec les morts respectives du Grand Dauphin en 1711 et du Petit Dauphin en 1712, leurs successeurs, les Dauphins Louis (futur Louis XV) et son fils Louis de France (1729-1765), suscitèrent tout deux beaucoup d’espoir, au point que l’image du Dauphin fleurira un peu partout, notamment dans les arts décoratifs. »
Nous trouverons dans l'ouvrage Le génie des HACHE trois commodes faisant écho à la nôtre, ce sont successivement les modèles des planches 86 (la seule autre qui soit également d'époque Louis XIV), 97 (modèle vendu à l'Hôtel Drouot en décembre 1985), et 98, et une autre commode reproduite dans Le Fonvieille (voir en bas de page). Nous ajouterons à cette documentation une commode vendue à l'Hôtel Drouot en novembre 2000, en signalant n'avoir pas vu de (véritable) commode de ce modèle passer en vente publique depuis lors, hormis deux cependant, mais ajoutant une marqueterie à l'italienne à la marqueterie à la dauphinoise (commode sans son plateau d'origine, vendue à Lyon en janvier 2021 chez Bérard Péron & commode vendue à Chinon en juin 2023 : https://www.gazette-drouot.com/article/une-commode-de-thomas-hache/44745 ).
Travail grenoblois d'époque Louis XIV par Thomas Hache.
Dimensions : 0,81 m de haut x 1,29 m de large x 0,65 m de profondeur. |
|
|
Cette commode, découverte dans un exceptionnel état de conservation, dans une quasi intégrité des placages ayant conservé leur épaisseur d'origine, a bénéficié d'une restauration de haut niveau, chaque cm² ayant été méticuleusement inspecté, une restauration dans les règles de l'art et sans soucis du temps requis à cet effet. Nous remercions Jean-François Plumier, notre fidèle ébéniste (Atelier Le Tarabiscot) pour son travail de premier ordre et sa passion professionnelle, ainsi que Frédéric George (Les Fils de J. George) pour son aide à l'identification des placages et ses précieuses fournitures (de superbes loupes qui ont permis d'effectuer les petites réintégrations nécessaires). La remise en état s'est espacée sur une année, ce qui a permis au meuble de s'adapter dans un premier temps à l'hygrométrie de l'atelier, puis de ménager des temps d'absorption, de dissolution, d'imprégnation, d'assouplissement, de tension, de séchage...
Comme presque toujours sur ce type de commode, c'est le plateau qui est sujet aux plus importants dommages. On pourra le voir ci-après dans son très bel état de découverte (longtemps recouvert d'un plateau de verre, ce qui y a contribué), puis restauré (les quelques anciennes restaurations reprises avec des essences et des veinages identiques), les pores remplis, un vernis au tampon (véritable et dans les règles de l'art) finissant de redonner aux bois chaleur et éclat.
On pourra le confronter avec le plateau de la planche 97 de l'ouvrage Le génie des HACHE :
(il nous semble y voir quelques greffes disgracieuses et selon nous ce dernier aurait mérité quelques réintégrations de placage).
La construction du bâti de notre commode offre quelques particularités, tant du fait de sa très ancienne époque de fabrication que de quelques spécificités de l'atelier grenoblois. Ainsi on ne s'étonnera pas de constater :
- un montage des traverses jointives aux planchers intermédiaires et encastrées à queues-d'aronde dans les côtés :
- un montage des tiroirs en feuillures sur les trois arêtes du dessous et des façades de tiroirs en noyer (on voit ici l'une des trois serrures) :
- une finition par l'arrière avec des planches de sapin maintenues par des clous. Comme toujours chez Hache (et contrairement à Mondon, son rival de Grenoble, qui chevillait ses dos) l'assemblage de l'arrière du meuble clouté termine la
construction des commodes, après le montage des côtés, des
traverses de façade et des coulisseaux :
Les emboîtements très particuliers du plancher aux côtés, des côtés aux montants et des pieds déportés ont cependant retenu l'attention de notre ébéniste qui en a dessiné une vue éclatée :
|
|